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23 Oct

Vava's en Yarguaziw

Publié par Circé  - Catégories :  #Tout et n'importe quoi !

Le crépuscule, immense oiseau empenné de sombre, a étendu son manteau de nuit sur la terre de kabylie.
D'un bref battement d'ailes.

Une gangue pourpre et violine s'est abattue sur la plaine et les montagnes.
A peine la vision fugace d'un ciel incandescent où les dernières empreintes de lumière embrasent de rose et de feu la profondeur des ténèbres vespérales.
Déjà les scintillements des étoiles s'accrochent à la voute céleste tandis que la rotondité de l'astre sélénien s'allume tel un abat-jour grotesque en ce soir d'octobre.

Il fait doux.
L'air tiède d'une belle soirée d'automne pénètre la chambre.
Le velours de la nuit emplit la sérénité apparente de l'alcôve aux murs blancs.

Un vieillard à la tête chenue repose sur un lit.
Ses paupières fermées masquent l'opalescence bleutée de ses yeux tandis que son teint diaphane rappelle douloureusement l'allure marmoréenne et prémonitoire des gisants.

Il est englouti en son lit, une aiguille fichée au creux de son bras.
Un flacon suspendu au coin de son lit, rattaché au catheter qui transperce sa veine par un mince tube transparent qui serpente hideusement le long de son corps, distille lentement la drogue qui apaise et alanguit la douleur.
Seul son souffle qui s'échappe de la canule plantée dans la chaleur de son cou déchire la nuit et le coeur.

D'horribles sifflements et grésillements envahissent cruellement l'atmosphère lugubre des lieux.
Ils sont tous là, muets, suspendus au bruit de la vie qui s'échappe.

Mais lui ?
Où est-il ce vieillard taquin qui a sombré dans des limbes de l'inconscience depuis maintenant -10 jours ?

Se remémore-t-il son enfance courant la montagne, le soleil brûlant d'Algérie, la poussière, le ramassage des figues et des olives, l'âne qui braie, les pierres plates qui le conduisent jusqu'à sa demeure où l'attend sa mère poings sur les hanches, visage impassible de colère et de soulagement mêlés après ses frasques enfantines ?

A-t-il échappé aux corvées des champs ou bien revient-il de l'école où son père l'envoie avec injonction de réussir ?

Le voit-il justement ce père partir défendre le drapeau et la terre française, là-bas, de l'autre côté de la méditerranée via la campagne d'Italie avec à la clé la mort de nombre des amis de celui-ci qu'il appelait affectueusement "oncle" ?
A moins que...déjà 17 ans, son arrivée en France, Paris, les beaux quartiers où il verra l'envers du décor dans l'arrière-cuisine d'un restaurant réputé et toujours très coté ?

A moins que la terre d'Alès, ses mines, le métier de géomètre qu'il a appris entre-temps s'imposent à ses souvenirs ?
Son père maçon, lui géomètre et plus tard l'un de ses fils architecte...
" Que nul n'entre ici, s'il n'est géomètre" proclamait Platon.
Et toutes ces idées dont il aimait débattre ?

Tout se mélange et s'accélère, la guerre de libération, le retour au pays, son mariage, ses enfants, le vertige, le gouffre de la vie, l'appel de la mort.

Quels visages dansent autour de lui, quels sourires, souvenirs, joies ou douleurs ?

Les siens attendent, accrochés à l'épouvantable souffle.
L'âme et le coeur partagés, morcelés entre le chagrin de savoir sa fin si proche, l'envie de le garder encore et malgré tout et puis la raison qui l'emporte, l'amour pour ce vieil homme, le laisser partir...

Cet homme vaillant, si fier, si droit, si digne réduit aux stigmates de la souffrance et de la fin. Ont-ils le moindre droit de lui demander plus ?

Il est 19h15, ce mercredi soir.
Dans le calme de la nuit douce et caressante, un silence de plomb a dévoré le coeur des hommes et femmes qui veillent à ses côtés.

Plus aucun son ne s'échappe de sa gorge trachéotomisée.
Des perles de cristal ravagent leurs visages.
J'ai froid.

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" Pourquoi une Femme entière ne serait-elle qu'une moitié ? "