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19 Dec

Mon Algérie (III)

Publié par Circé  - Catégories :  #Chroniques, Kabylie, Algérie, Ecriture

Ce magnifique pays, je le découvre comme je prends connaissance des témoignages des gens que je rencontre tant les proches de mon compagnon, amis comme famille, mais aussi amis des amis, famille des amis...
Dans les voix, les yeux, les corps de mes interlocuteurs, la mort est toujours présente, palpable, terrible et terrifiante.

Car tous vont me raconter leur face à face avec la mort.
Et chacun a, à un moment donné croisé la route d'un assassiné, d'un sacrifié.
Pour qui, pour quoi ?

Sur la route de l'université, vous marchez dans une ruelle, une déflagration, les passants autour de vous courent, affolés.
Le temps de comprendre et vous butez sur le corps d'un homme qui gît sans vie à vos pieds.
La vie s'échappe en un bouillonnement grenat.
Deux flaques de sang s'élargissent en de gigantesques et sordides pétales de coquelicot.
Dans une ahurissante consternation vous réalisez que c'est l'un de vos professeurs
.

Les journalistes, intellectuels, professeurs, étudiants...cibles potentielles . 
Le Savoir, la Culture, mots honnis par les massacreurs autant que ceux qui les dispensent et les reçoivent...
Les lettres de menaces de mort sur parchemin écrites au henné et qui vous somment de vous arrêter d'étudier ou d'enseigner.
Le couperet est tombé.bild11.jpg

Vous prenez un bus, seul moyen pour vous de vous déplacer et de rallier une ville à une autre, en dehors des voitures que toutes les familles ne possèdent pas, loin de là.
Mais toujours la peur au ventre. 
Ralentissement, crainte, inquiétude, de nombreuses forces de sécurité.
Il fait nuit et la portion de route à franchir est éclairée par de nombreuses lampes torches aveuglantes.

Au pas, le bus dépasse l'endroit
Des corps sans tête sont allongés en rang d'oignons sur le bas-côté de la route, attendant de retrouver leur "chef".
C'est ce que recherchent les forces spéciales pour ramasser les pauvres dépouilles.
Elles seront ensuite envoyées dans une morgue ouverte pour l'occasion dans le village le plus proche.
N'importe quelle grande salle fera l'affaire.
Les médecins "légistes" ou faisant office de, devront les reconstituer, puis les identifier.

C'est un travail éprouvant. 
Les véritables légistes ne sont pas légion et il leur est difficile de couvrir tout le pays.
Alors toute profession ayant trait au médical est réquisitionnée pour accomplir cette pénible et pourtant nécessaire tâche, même les dentistes.
Redonner si possible apparence humaine pour ensevelir à peu près dignement.

Les témoignages sont insoutenables.
Les voix m'emmènent dans de funèbres retours en arrière.
Tantôt blanches et monocordes, tantôt chargées de rage désespérée ou de colère impuissante...

Je ne sais pas pourquoi mais j'ai les paroles d'une chanson de Jean Ferrat en tête.
L'une de celles que mon père écoutait beaucoup dans mon enfance;
-" Ma mémoire chante en sourdine...C'est mon frère qu'on assassine..."
 
C'est "Potemkine".
Rien à voir en apparence avec la situation et pourtant tout.

Mon père était alors farouchement communiste.
Ma mère plutôt socialiste mais surtout, ce qui était rédhibitoire pour mon père, chrétienne.
Elle arrivait cependant à lui faire "tolérer" une petite icône qui était je crois une figurine de Ste Thérèse dans l'encoignure d'une porte.

Ceci pour expliquer qu'au-delà des apparences mes parents se retrouvaient sur des idées fortes : Liberté, Egalité, Fraternité, Solidarité.
Et toute mon enfance l'un comme l'autre m'ont inculquée qu'une couleur de peau, un pays, une religion n'avaient aucune importance. 
Que chaque peuple avait droit à l'indépendance, que nul être ne devait se soumettre à un autre pour quelque raison que ce soit.
-" Dans nos veines, le sang a la même couleur " me disaient-ils .

Mon père rajoutait : 
Crois-tu que les hommes n'aient pas tous envie de faire vivre dignement leur famille ? 
Crois-tu que les pauvres aient décidé d'être pauvres ? 
Crois-tu qu'ils espèrent que leurs enfants aient la même vie qu'eux ?
Alors ma fille, je vais te répéter ce que te dit sans cesse ton grand-père, tu dois étudier, te cultiver, apprendre, à t'exprimer, te défendre, toujours aller au-delà de ce que l'on voudrait te faire croire, ne jamais te laisser tenir la "dragée haute" par tous ces "bourgeois". Tu es leur égale et jamais, jamais tu ne devras courber la tête..." 

Ma mère quant à elle renchérissait par:
Toutes les femmes de par le monde portent leurs enfants de la même façon, les mettent au monde dans les mêmes souffrances et ne veulent pas pour eux d'un monde de misère et d'injustice .

J'ai tout cela en tête. J'entends ces récits terribles.
Je suis doublement confrontée à mon éducation et à mon histoire.
Mon père était jeune appelé du contingent au moment de ma naissance.
Il avait été envoyé en Algérie alors que ma mère était enceinte de quatre mois.

Le père de mon compagnon, quant à lui, a été honoré du titre de "Moudjahid" quelque temps après la fin de la guerre d'Algérie.
J'avais écrit ceci lors de mon premier séjour en Algérie :

Comme il est difficile d'écrire les premiers mots !

Je suis née quelques jours avant "le Congrès de La Soummam".
Jusqu'alors, cela n'avait qu'une valeur historique, de celle que l'on apprend ou pas dans les livres d'histoire.
drapeau-berbere.jpg
Dans l'histoire de mon pays et de mes parents.
Et puis aussi dans l'histoire du pays de mon compagnon et de ses parents.

Mon pays, c'est la France.
Celui de mon compagnon, l'Algérie et plus précisément la Kabylie.
D'où cette irruption soudaine dans ma vie d'une histoire récente au regard de l'Histoire avec un grand "H" du monde.

Au moment de ma naissance, mon père partait pour l'Algérie en tant qu'appelé du contingent, tandis que le père de mon compagnon combattait dans l'ombre sur le territoire français pour l'indépendance de son pays.

De l'Algérie, dans mon enfance, au retour de mon père, peu de choses filtrait.
Un nom de ville : Oran. Des saveurs nouvelles ; les dattes, le poivron, l'huile d'olive, les épices et puis surtout le soleil, la blancheur de cette ville lointaine, la peau cuivrée des enfants qu'il avait rencontrés, leurs yeux noirs, leur chevelure brune comme la mienne avec à la clé ce surnom de "Mouquère" dont m'avait paré mon père.
Et je dis bien paré.
Dans son ton et sa voix, aucune moquerie, mais une sorte de tendresse, de compliment que je sentais mais ne m'expliquais pas.

Les questions que plus tard à l'adolescence je lui ai posées, mon père les a éludées.
Ne passait qu'une chose : Les Algériens avaient eu bien raison de demander leur indépendance...
La France n'aurait pas dû engager ce combat stérile à bien des égards, peu avare du sang des hommes qui a coulé de part et d'autre.
Mais qu'avait-il fait, lui ? Avait-il eu à tuer, à blesser et même à torturer ?

Beaucoup plus tard, puisque nous avons dix-sept années d'écart, mon compagnon questionnait aussi son père à qui l'on a décerné le titre de Moudjahid, pour son engagement personnel dans cette guerre.
Son rôle sur le territoire français ? Ensuite en Algérie ? A-t-il tué ? Pourquoi à son retour, ces mois d'incarcération ?
A toutes les questions qu'il a pu poser, les réponses qui lui ont été données étaient aussi évasives que celles que j'avais obtenues de la part de mon père.

Alors quelle surprise d'entendre mon beau-père me parler de ce passé, de cette joie de l'indépendance, des déceptions profondes aussi ensuite, des blessures secrètes pour ce qu'il avait du faire et voir son pays ainsi...

Et mon père qui parle d'Oran à mon compagnon, à ma grande stupéfaction.
Sa vie, ses rencontres, le désert, le sable, les scorpions et puis aussi le vin de mascara, la plage et son eau claire, la population souvent maltraitée par certains d'entre eux, les femmes, les enfants, son envie d'entrer en contact autrement que par le biais de cet uniforme qu'on lui imposait...
Et aujourd'hui le désir d'y retourner, autrement...

Des bribes de vie seulement, un début...
Pour tous deux, beaucoup de regrets...
Sans doute aussi, des fantômes...

Et en les relisant, je me rends compte que dans ce premier jet d'écriture, je me suis autocensurée.
Je ne parle pas des 18 mois de prison qu'a fait mon beau-père dès son retour sur le sol algérien. Pas du FLN, alors grande défiance bien évidemment et incarcération.

Concernant mon père, je ne dis pas ma colère lorsque lui ramenant mes premières photos au retour de mon premier séjour en Algérie, il me lâche qu'il n'avait guère été prudent de ma part d'avoir été pieds-nus dans les dunes de sable aux alentours de Béchar.
Devant mon étonnement, il me répond que les scorpions y sont légion.

Pourquoi est-ce que dans mon inconscient d'enfant, d'adolescente puis de femme, mon père n'était resté qu'à Oran, n'avait pas bougé ?
Et pourquoi est-ce si dur d'écrire la véritable question : 
- Papa, est-ce que tu as "tué" ?

Et je ne peux absolument pas y accôler les mots : hommes, femmes, enfants...
" Tes Frères..."
Et des années plus tard, cela me revenait comme un boomerang.

.../...

 

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P
Magnifique billet. Il me touche beaucoup. Et je me demande si la vie est vraiment faite de hasards, s'il n'y avait pas une sorte de destin pour vous et votre compagnon à vous trouver, et à réunir ces deux pères, deux soldats de deux armées différentes, à les faire raconter, ça sonne presque comme une "réconciliation" avec le passé.<br /> Kiki
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" Pourquoi une Femme entière ne serait-elle qu'une moitié ? "