Mon Algérie (II)
Donc me voici en route pour l'Algérie.
Nous sommes fin 2002 et j'arrive par l'aéroport de Béjaïa (ancienne Bougie française).
Je suis encore dans l'avion et je vois les côtes de l'Algérie qui se dessinent.
Le commandant de bord vient de nous avertir que nous descendons vers l'aéroport et je regarde par le hublot.
Le spectacle est magnifique.
Nous sommes encore en plein ciel, au dessus des nuages, dans la lumière cristalline du soleil .
Nous abordons une masse épaisse et cotonneuse, de couleur incarnat.
Nous avançons simplement vers la nuit et nous pénétrons dans une brume violine zébrée de rose.
Me vient à l'esprit " L'Aurore aux doigts de rose...", phrase consacrée par Homère dans L'Iliade et l'Odyssée, pour parler du lever du jour.
Les volûtes pourpres du crépuscule ont cette même poésie, densité.
Nous survolons le Cap Carbon.
Les chemins muletiers le sillonnent, les braseros des bergers allumés par endroit font penser à d'étranges candélabres balisant la nuit.
L'aéroport est en vue, la mer, le sol, l'avion qui s'immobilise.
Une atmosphère tiède m'enveloppe alors que je viens de quitter la fraîcheur déjà hivernale d'une fin d'automne.
La douane. Seule personne à être fouillée .
Mais aussi la seule à être visiblement repérée comme n'étant pas algérienne.
Le tout, fait avec beaucoup de délicatesse.
Pas de fouilles agressives où tout est retourné en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, mais de la gentillesse, sourire en prîme et curiosité étonnée.
-" Que venez-vous faire ici ?", pas sur le ton suspicieux de l'interrogatoire, non, de l'intérêt et de la surprise.
-" Je vous souhaite un bon séjour dans mon pays ".
Et me voici sortie de l'aéroport.
Je suis attendue et ne manque pas à mon tour d'être étonnée.
Très rapidement à la sortie de l'aéroport, un barrage filtrant, mitraillette au poing, blindé en attente.
J'apprends ainsi que ce sont des militaires .
Trois autres barrages pour sortir de la ville et à chaque fois d'autres protagonistes de la sécurité.
On m'enseigne donc le B.A BA de la reconnaissance des forces de sécurité et il y a donc :
- Les comités d'auto-défense (créés après les massacres collectifs )ou garde communale chapeautés par la gendarmerie.
- La gendarmerie,
- la police,
- les militaires,
- les forces spéciales qui sont les brigades anti-terroristes algériennes.
Ainsi pour faire les 60 kilomètres qui nous séparent du lieu où nous nous rendons, nous allons en rencontrer plus d'une dizaine.
Je sens à chaque fois que nous en passons un, une certaine nervosité chez le conducteur du véhicule, relation amicale de mon compagnon venus tous deux m'accueillir à
Béjaïa.
Je réalise subitement leur crainte : le "faux barrage".
Et ce que cela peut vouloir dire et surtout signifier : la mort .
C'est pour moi une impression curieuse, irréelle, étrange.
Je vais beaucoup apprendre et comprendre durant la dizaine de jours qui vont suivre.
Car c'est une atmosphère singulière qui règne en Algérie, pour moi qui suis française s'entend.
L'envie de communiquer des gens que je rencontre et la crainte au jour le jour, la vie et la peur mêlées intimement.
L'obsession du danger réel, la sécurité comme une seconde peau, une habitude qui vous font rentrer rapidement, ne pas traîner, ne pas emprunter certains chemins à partir d'une certaine heure.
L'année 2002 est le début d'une accalmie, comme les prémisses d'une vie retrouvée après l'épouvantable tempête des années noires.
Mais avec encore des embuscades et des morts .
Je découvre avec beaucoup d'émotion la Kabylie, son hospitalité, sa fierté, son envie d'ouverture, de liberté, d'échanger.
Les questions fusent à mon adresse, comme si mon statut de française me faisait d'un seul coup représenter la France toute entière :
- " Pourquoi la France n'a rien fait pour nous ? Pourquoi nous a-t-elle abandonnés aux mains des massacreurs ?
- " Toutes ces tueries, ces bains de sang, regarde, ces bébés égorgés, ces femmes éventrées, ces jeunes filles enlevées, "mariées" pour une nuit pour les violer en toute impunité, les
razzias chez les habitants qui ont fini inéluctablement en carnages abjects et abominables, les jeunes enrôlés de force pour certains par les terroristes, les autres appellés d'office
sous les drapeaux avec le risque de se faire enlever, égorger, massacrer."
Car il ne fait pas bon être jeune et en âge d'être conscrit, encore en cette année 2002.
C'est un lourd tribut que cette classe d'âge a payé.
Pas une famille qui n'ait été touchée de près ou de loin par les bouchers.
Et moi, j'arrive donc de France.
Tout cela je le sais. Mais entre savoir et être là à écouter ces témoignages et vivre, survivre dans ce pays, il y a une grande différence, un abîme.
Les médias nous informent, nous dispensent des images tétanisantes d'abomination, des chiffres qui s'égrènent comme une longue litanie morbide.
Mais un écran de télévision, c'est lisse, froid.
Sans corps, ni odeur, sans chaleur, sans vie.
De simples silhouettes animées.
Je suis sur cette terre meurtrie, victime des pires horreurs.
Je passe par Palestro (Lakdaria), théâtre des embuscades les plus sanglantes, des faux-barrages meurtriers, des tueries "gratuites", simplement pour terroriser, annihiler, détruire
toute dignité d'être humain, toute valeur à la vie.
Des hommes, femmes et enfants offerts en victimes expiatoires telles des animaux en de monstrueux sacrifices.
S'arrêter ici, lors d'un faux barrage, c'est déjà être mort, avant même que le couteau ne vous tranche la gorge.
Mais connaissez-vous Palestro ?
C'est un lieu splendide et magnifique, digne des tragédies grecques.
D'une beauté surhumaine.
Une route serpente entre deux montagnes de roches dures aux arêtes saillantes.
Un oued tel un torrent montagneux s'écoule une dizaine de mètres en contrebas de la route.
C'est abrupt, rocailleux, séculaire, magique.
A flanc de montagne une voie ferrée qui date de la colonisation.
Plus en service, mais le danger rôde, les terroristes sont là, veillent tels des oiseaux de proie qui font le guet avant de s'abattre comme des vautours sur leur pâture.
En hiver, les sommets sont recouverts de neige.
Le bruit cristallin de l'eau qui court de pierre en pierre est une ode à la vie.
Dans un ciel bleu azur, le soleil éclaire de sa lumière particulière la scène dressée pour l'orgie sanguinaire.
C'est incongru de mourir ici, en pleine jeunesse ou vieillesse sans aucun désir d'en finir.
Et pourtant, à la fin d'une vie, lorsque les minutes et jours sont comptés, quel plus bel endroit pour rendre son dernier souffle, paisiblement, sereinement ?
Un endroit comme l'origine et la fin du monde.
Avant vous il existait, après vous il sera toujours là, immuable et vénérable.
Débarrassé seulement des miasmes de la mort, de la cauchemardesque inhumanité des assassins.
Ceux qui n'ont plus le nom d'homme, comme des charognards vont accomplir leur horrible besogne.
Trancher la gorge ne suffit pas.
Il faut que la lame soit rouillée, émoussée, pour que vous sachiez la mort dans votre chair, la douleur de la vie qui s'en va, entre cris, terreur et certitude que vous n'êtes plus un vivant.
En cette année 2002, comme aujourd'hui, comme avant, comme vous, comme moi, les algériens ont soif de vie .
Et quand je dis vie, je parle de choses qui nous semblent d'une banalité absurde tant nous n'y faisons pas attention.
C'est vaquer à ses occupations en toute simplicité.
Travailler sa terre sans être écharpé.
Ramasser les olives sans être tué .
Rentrer dans sa famille sans être enlevé
Aller à l'université sans être explosé.
Enseigner sans recevoir une balle dans la tête.
Circuler pour aller rendre visite à sa famille et ne pas être victime des faux barrages.
L'Espoir, encore et toujours malgré la " Fatalité ".
.../...
Je ne sais pas combien de billets, il me sera nécessaire d'écrire.
Ce n'est que le numéro II
Et tant de pages encore à noircir.
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