Graine de Terroriste...(IV)
- « Toutoune ? Toutoune... Allez ! Viens vite ! On n'attend plus que toi ! Viens embrasser ton nouveau petit frère... Allez viens vite l'embrasser, et tes parents aussi ! »
Et flûte, j'ai eu beau me faire toute petite et discrète, rester à l'écart, ma Grand-Mère ne m'a pas oubliée. Impossible pour moi de ne pas obtempérer. Et quel calvaire de l'entendre m'appeler avec ce mot : « nouveau » accolé à "petit frère" qui me retourne le couteau dans la plaie... Pfff....
La mort dans l'âme, maussade et renfrognée, je m'éxécute. Dans tous les sens du terme. Le cercle s'ouvre et me fait place. On me présente un paquet de linge blanc d'où émerge le visage poupin d'un nourrisson. Je me refuse à le regarder réellement, dépose contrainte et forcée un baiser, fais de même avec mes parents et m'éloigne rapidement.
Tout ce monde caquetant autour de cet Autre me donne envie de fuir, de m'isoler, de me cacher comme au jour où l'on m'a appris la naissance de cet importun, de, de... de cet intrus... Le reproche dans la voix, ma Grand-Mère me rappelle aussitôt. Mais mon père intervient pour lui demander de ne pas insister.
Et me voici seule, les bras ballants, à errer comme une âme en peine dans l'allée qui sépare le jardin en deux parties, l'une en jardin d'agrément, l'autre en potager. Le puits y trône en son milieu. Des centaines d'oeillets de poètes y forment de chaque côté haies bourdonnantes et vrombissantes. Les effluves enivrantes des fleurs odoriférantes agissent sur moi, comme un baume sur mon chagrin d'enfant. D'autant que le ballet tourbillonnant des abeilles et bourdons estompent en même temps l'agaçant babil familial qui entoure "l'Autre"...
Je me dirige vers le potager, vers l'un de ces endroits-postes d'observation que j'affectionne tant. Il s'agit des planches que mon grand-père utilisent pour faire ses semis, ou bien ramasser les légumes quand le sol est détrempé. Il me suffit de soulever l'une d'entre elles pour trouver l'objet de ma curiosité : l'une des nombreuses cétoines dorées à la carapace chatoyante qui aiment se terrer en cet endroit. Et je peux rester de longues minutes à les étudier, regarder leurs réactions, sans jamais les toucher et encore moins les écraser. Mais la voix de ma Tante retentit. Elle me demande de les rejoindre pour passer à table. Les tables devrais-je dire, dressées dans l'alignement les unes des autres, sous le poirier.
Et chacun de s'y presser, prenant place. Pour les plus jeunes et par conséquent moi, ce n'est pas difficile, c'est à la plus petite table que je dois m'asseoir.
La macédoine de légumes et autres salades sont très vite englouties, tandis que nombre font également honneur aux charcuteries maison : rillettes et rillons, auxquelles ont été rajoutées de belles et fines tranches de rosette. Les haricots verts du jardin et les pommes de terre sautées accompagnent le rôti de boeuf cuit à point, avant que le plateau de fromages n'arrive sur la table.
Du côté des adultes, la chaleur aidant à la consommation des vins des coteaux du vendômois ou de touraine, les rires claquent, sonores et sans détour. Plaisanteries, petites histoires et même ritournelles des guinguettes font leurs apparitions. Mon grand-père a sorti son cahier de chansons sur lequel il a recopié les paroles de celles à la mode en sa jeunesse. Et "La java bleue" succède à " La valse brune", "L'amant de St Jean" répond à "Où sont tous mes amants", "Tchi-Tchi" et "Le petit vin blanc" rencontrent toujours un franc succès avec leur refrain repris en choeur autant par les adultes que par les enfants. Puis " Le temps des cerises " sera entonné avant " Le Chiffon Rouge ", rendant l'atmosphère plus grave... Mais voici que ma Grand-Mère, charmeuse, entonne " Frou-frou" tout en découvrant la dentelle de ses dessous. En l'occurrence, l'indispensable combinaison qu'elle ne saurait soustraire au port de sa robe de fête fleurie sur fond turquoise, - couleur assortie à ses yeux- , et qu'elle ne revêt qu'en ces occasions...
Viendra le temps de l'évocation de celles et ceux qui ne sont plus là, des luttes de 36, de la guerre... Les voix seront alors fières ou enjouées, nostalgiques ou émues aux larmes. Celles-ci resteront à la rive des paupières et si l'une d'elles venaient à subrepticement déborder, elle sera vivement essuyer.
Les petits dont je suis, voient arriver le dessert avec soulagement. Tartes maison, flans mais aussi le fameux "Diplomate" de Pierrette, une cousine et amie de ma Grand-Mère. Ce ne sera qu'après que nous aurons l'autorisation de quitter la table.
Pour l'heure les cadeaux sont offerts à ma Tante. Une jolie paire de boucles d'oreille, un transistor bleu , nombre de disques 45T dont les titres ont été récoltés auprès de ses amies, mais aussi une jolie paire de ballerines rock'n roll que mon père a ramenée de Paris.
a Tante rejoindra la grange où "sa" fête se déroulera, elle, tout le reste de l'après-midi en compagnie de ses ami-e-s du même âge. Une table y a été dressée là-aussi. L'électrophone y jouxte nombre de 45T où le prénom de ma Tante a été inscrit en petit sur l'arrière de la pochette, ou bien sur le support papier du disque où s'étalent les titres des deux chansons par face. Le nombre des disques grossira assurément au fur et à mesure de l'arrivée des invité-e-s, et chacun-e devra pouvoir reconnaitre les siens. La musique yé-yé ou ou dernières trouvailles rock n'roll résonneront bientôt à tue-tête.
Le repas touche à sa fin. J'ai bien risqué, tout au long de son déroulement, quelques regards sourcilleux vers cet "Autre", assoupi dans le landau bas installé à côté de mes parents. Je n'en ai aperçu que quelques bouclettes blondes. Mais me suis vite reprise. Non, je ne le regarderai pas, non je n'irai pas le voir.
Et têtue et obstinée, j'ai tenu bon, comme j'ai évité le plus possible de croiser mes parents tout au long des 48 heures qu'a duré leur séjour. Les vacances vont se poursuivre, agréables, malgré le poids de ce chagrin que je conserverai jusqu'au retour au domicile de mes parents, en septembre.
C'est là que se nouera mon anecdote "terroriste".
De ces vacances, me resteront ces souvenirs ainsi que celui de ma visite chez le bijoutier où ma Tante m'accompagnera pour me faire percer les oreilles. Pour l'occasion, nous devrons toutes deux nous habiller en fille. Mais c'est sans doute une autre histoire.
Septembre se profile...
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