La Margotte au Georges. (VI)
Margotte commençait à s'ébrouer sous le pull de Georges. Elle avait été calme et silencieuse depuis la fin de classe mouvementée qu'elle avait provoquée, mais le temps commençait à lui peser, ainsi enfermée. Ses jacassements nerveux qui montaient en puissance le signifiaient largement à qui voulait bien le comprendre.
Georges le sentait bien. Tout au fond de lui, il se rendait bien compte que ce n'était pas là que devait être Margotte, mais à sa place habituelle, sur son épaule. Là où elle dominait l'espace, et observait tout ce qui se passait autour d'elle. Et puis, s'il était à la fois sa mère de substitution, son compagnon de jeu, son pilier, son alter ego humain, il ne pouvait la penser qu'en oiseau libre de ses mouvements et de ses instincts.
Il savait aussi ce que Louise, sa mère, lui dirait, lui reprocherait certainement. Margotte avait déjà sévi. Mme Gudule qui habitait la maison voisine à la leur s'en souvenait encore et redoutait toujours les mauvais tours de la pie. Son jardin, ainsi que celui de Mme Germaine étaient mitoyens au leur, séparés tous les trois par le vieux mur d'enceinte.
Georges et bien d'autres avaient, au début, ri de bon coeur des méchantes facéties de la pie. Mais cela ne pouvait plus continuer ainsi. Margotte qui avait un tempérament bien trempé n'en resterait sans doute pas là et l'incident de l'après-midi en était une nouvelle illustration. Les adultes ne toléreraient certainement pas plus longtemps que la vie du village soit perturbé par un oiseau. Margotte allait finir par faire l'unanimité contre elle et cela il ne voulait à aucun prix. Auquel cas ses jours de pie seraient comptés et ne péseraient pas bien lourd dans l'esprit de certains. La préservation de l'ordonnancement d'une société, fut-elle celle d'un village justifierait bien volontiers son élimination .
C'est en s'en prenant à Mme Gudule que Margotte avait commencer à faire parler d'elle.
Mme Gudule était l'une des deux vieilles filles du village. Vieille fille, terme qu'elle assumait depuis bien des années, avec fierté et par fidélité à son bien-aimé Anatole. L'Anatole, métayer de son état, était son amoureux, son fiancé, celui avec qui elle devait se marier fin août 1914. Quand les moissons seraient terminées, le grain ensilé et le foin rentré au grenier de la grange.
Mais dans un pays lointain, une contrée que l'on appelait les Balkans, l'Archiduc d'Autriche, un illustre inconnu pour elle, avait été assassiné à Sarajevo. Elle avait bien compris que l'événement était d'importance, mais c'est surtout lorsqu'un mois plus tard, le Député Jean Jaurès fût assassiné, avec la conscription quasi immédiate
de tous les hommes majeurs et valides qu'elle prît peur.
Elle ne s'était jamais intéressée à la vie politique, même si elle savait que des femmes, ailleurs, demandaient le droit de vote. Elle trouvait cela ridicule. Sa vie lui convenait telle qu'elle était. C'était l'ordre établi des choses que les femmes s'occupent de la maisonnée et que leur incombent les taches domestiques, l'éducation des enfants et les soins aux anciens devenus impotents. Et puis aussi de
aux travaux des champs.
Mais Anatole l'avait rassurée, cela ne durerait pas bien longtemps, il serait revenu avant la fin de l'été. Comme des millions d'autres, il était parti la fleur au fusil, comme s'il s'octroyait des vacances pendant lesquelles il allait botter l'arrière-train des teutons. Il n'en était jamais revenu et avait péri au printemps 1916 à Verdun, dans l'une de ces sinistres tranchées.
Mme Gudule, avait appris la nouvelle de cruelle manière. Elle était en effet la seule à savoir faire de la bicyclette. Anatole qui aimait la nouveauté en avait acheté une quelques mois avant la déclaration de guerre, et s'était amusé à lui apprendre à en faire. C'est ainsi que, depuis le départ du facteur appelé lui aussi au front, elle le rempaçait fort utilement, en délivant les plis et télégrammes aux habitants de toute la commune, sillonnant la campagne jusqu'aux hameaux les plus reculés, vêtue du costume qui allait avec la fonction. Ma foi, elle s'y était habituée beaucoup plus vite qu'elle ne s'y attendait tant le vêtement lui était confortable et les mouvements aisés, ainsi attifée.
C'est par un petit matin d'avril 1916, en prenant note d'un télégramme qui arrivait dans le petit bureau de poste de la commune, qu'elle apprit l'affreuse nouvelle. Elle s'effondra intérieurement, mais resta digne en portant néanmoins elle-même et avec courage le pli à la fatale annonce aux parents d'Anatole. Cependant, depuis ce terrible jour, elle avait refusé, par fidélité à son amour perdu, tout rapprochement avec quelque homme que ce soit. Même bien des années après la grande guerre.
Certains murmuraient pourtant que, pendant la seconde guerre mondiale, alors qu'elle ravitaillait la résistance locale en nourriture et informations, son coeur se serait de nouveau mis à battre pour l'un de ces hommes, venu grossir le rang de cette armée des ombres. Lui était un étranger, un émigré venu d'Arménie, qui s'était échappé des locaux de la Kommandantur du chef lieu de canton. Il avait regagné le maquis, mais avait également et malheureusement connu même sort funeste que l'Anatole.
Georges l'avait donc toujours connu vivant seule. Pas en solitaire puisqu'elle participait à toutes les fêtes de village ou familiales où elle était volontiers invitée. Mais c'était maintenant une dame âgée, qui avait quelques difficultés à se déplacer et surtout à se baisser. Mais cela ne l'empêchait nullement de faire son jardin et d'entretenir son potager convenablement.
C'est là que les ennuis avec Margotte commencèrent.
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